REVIREMENT DE JURISPRUDENCE SUR LA RECONNAISSANCE DE L'ÉTABLISSEMENT STABLE
Chers lecteurs,
Nous sommes ravis de vous revoir pour étudier aujourd’hui l’arrêt du Conseil d’Etat rendu le 11 décembre 2020, Conversant International Ltd (n°420174). Cet arrêt constitue un revirement de jurisprudence majeur, en témoigne la formation de jugement adoptée qu’est la plénière fiscale (3ème, 8ème, 9ème et 10ème chambres réunies).
En l’espèce, la société irlandaise Conversant international Ltd exerce une activité de marketing digital en Europe et notamment en France par l’intermédiaire de la SARL Valueclick France. Cette société irlandaise est entièrement détenue par une société américaine (Valueclick Inc). Les sociétés irlandaise et française sont liées par un contrat en vertu duquel la filiale française fournit les services suivants : assistance marketing incluant l’identification, la prospection et le signalement des clients potentiels au cocontractant, management, assistance back office, assistance administrative (incluant la comptabilité, la gestion des ressources humaines …). Le prestataire perçoit, en contrepartie de ces services, une rémunération égale aux frais engagés majorés de 8%.
L’administration fiscale estime alors que la société irlandaise exerce en France une activité imposable par l’intermédiaire d’un établissement stable (en l'occurrence, la SARL française Valueclick France). A ce titre, elle considère que la SARL ValueClick France doit être assujettie à l’impôt sur les sociétés en France mais aussi qu’elle est redevable de la TVA française.
Pour rappel, selon l’article 4 de la convention fiscale franco-irlandaise, l’entreprise d’un Etat contractant est uniquement imposable dans cet Etat sauf si elle réalise son activité par l’intermédiaire d’un établissement stable dans l’autre Etat. La notion d’établissement stable est définie comme une installation fixe d’affaires par l'intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. De même, l’agent dépendant est considéré comme un établissement stable dans un État s’il y dispose de pouvoirs qu’il exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l'entreprise qu’il représente. La notion d’établissement stable diffère en matière de TVA puisque sa reconnaissance suppose un degré suffisant de permanence et une structure apte tant du point de vue des moyens humains que techniques.
Après avoir énoncé ces dispositions, le Conseil d’Etat innove en les interprétant à la lumière des commentaires au modèle de convention établi par l’OCDE en 2003 et 2005. Or, au regard de ces commentaires, un établissement stable peut être reconnu en France si la société irlandaise “se borne à entériner” les contrats déjà préparés par la société française ; il importe donc peu d’étudier quelle société signe formellement ces contrats. Cette interprétation conduit le Conseil d’Etat à considérer que la SARL Valueclick France est un établissement stable au regard de son importance majeure dans le processus de conclusion de contrats ; la société irlandaise doit donc être soumise à l’impôt sur les sociétés en France au titre de cette activité réalisée en France. De même, le Conseil d’Etat considère que la SARL Valueclick France doit être assujettie à la TVA en France puisqu’elle dispose des moyens lui permettant d’assurer lesdites prestations de services de manière autonome.
Cette approche constitue une réelle révolution puisque jusqu’alors le Conseil d’Etat se référait uniquement aux commentaires existants à la date de la signature du traité interprété, préconisant une lecture littérale et restrictive de la notion d’établissement stable. Cet arrêt permet donc de faciliter la reconnaissance d’établissements stables en France tout en rendant cette notion plus pertinente au regard de l’économie du numérique.
En raison des enjeux majeurs que soulève ce revirement, nous reviendrons naturellement plus en détails sur cette décision au sein de l’actualité jurisprudentielle de notre prochaine revue fiscale.
Charles Vanghelue-Caraguel