Focus sur le mécanisme de report des déficits fiscaux
La fonction première d’une entreprise est la réalisation d’un bénéfice. Il arrive néanmoins qu’au cours de sa vie l’entreprise ne puisse pas atteindre cet objectif et se retrouve en situation financière déficitaire Ainsi, lorsqu’au cours d’un exercice les charges déductibles sont plus importantes que le résultat imposable, l’entreprise subit des déficits.
La loi fiscale offre aux sociétés soumises à l’impôt sur les sociétés (IS) une double faculté de report de ces déficits sur les exercices suivants ou antérieur et leur permet ainsi de diminuer le montant des impôts futurs ou passés. Le troisième alinéa du I de l’article 209 du Code général des impôts prévoit ainsi un régime de droit commun permettant d’imputer les déficits sur les bénéfices des exercices suivants : on parle alors de report « en avant ». Parallèlement à ce régime, l’article 220 quinquies du CGI prévoit un régime optionnel, dit de report « en arrière » ou « carry back », permettant quant à lui d’imputer les déficits sur le bénéfice de l’exercice précédent. Ces dispositifs de report en avant et en arrière s’appliquent, sous réserve de certains aménagements, aux déficits subis à l’intérieur d’un groupe fiscalement intégré.
La gestion des déficits étant un instrument fiscal déterminant pour attirer les investisseurs étrangers, le régime français du report des déficits apparait comme étant l’un des régimes les plus attractifs au sein de l’Union européenne. En effet, étant l’un des rares pays avec le Royaume Uni, l’Allemagne, l’Irlande et le Pays Bas, à proposer le report en arrière, la France se hisse au rang des pays européens les plus compétitifs en termes de gestion des déficits fiscaux.
Comportant néanmoins encore quelques zones d’ombre, notamment en ce qui concerne les modalités de remboursement de la créance de carry back, l’application rétroactive de la réforme du report en arrière effectuée en 2011 ou encore la majoration du plafonnement du report en avant pour les entreprises en difficulté, le mécanisme français du report des déficits a récemment dû faire l’objet de certaines clarifications. Opérées successivement par le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et enfin par le législateur, ces clarifications ont permis de mettre fin aux incertitudes planant sur le mécanisme de report des déficits fiscaux. Ainsi les articles 209 et 220 quinquies du CGI ne souffrent désormais plus d’aucune ambiguïté.
Afin de mieux comprendre la portée de ces clarifications, il sera ici question d’examiner les deux régimes de report des déficits et d’en expliquer les récents éclaircissements.
I. Le régime du report en avant
1. Un report limité dans son montant
Le report en avant permet à la société de réaliser une économie future d’impôt et ainsi d’accroître sa trésorerie l’année qui suit l’imputation du déficit.
En application de ce régime les déficits sont imputés sur l’exercice suivant en tant que charge dudit exercice. Ce report en avant a pour inconvénient d’être limité dans son montant. En effet, le déficit n’est déductible du bénéfice réalisé pendant l’exercice suivant « que » dans la limite d’un montant de 1 000 000 €, majoré de 50 % de la fraction du bénéfice excédant ce seuil. (La limitation concerne donc davantage les grandes entreprises que les PME ou TPE.)
Ce plafond résulte de la loi de finances pour 2013 ayant durci la règle d’imputation des déficits et ce, en diminuant le plafond d’imputation initialement prévu (1 000 000 €, majoré de 60 % de la fraction du bénéfice excédant ce seuil). Le mécanisme de plafonnement du report a été introduit par la deuxième loi de finances rectificative pour 2011. En effet, les déficits constatés au cours des exercices clos avant le 21 septembre 2011 pouvaient être reportés en avant sans limitation de montant. Dans un contexte de crise financière ayant mis à mal les finances publiques, ce système de report illimité apparaissait comme étant trop généreux. Le gouvernement de l’époque a donc entendu restreindre les facultés de report en avant afin de limiter l’impact financier d’un tel régime sur le budget de l’État ainsi que dans le but de rapprocher le régime français des pratiques dominantes en Europe et en particulier du régime allemand (prévoyant un report en avant limité à 1 000 000 €, majoré de 60 % de la fraction du bénéfice excédant ce seuil).
La règle de plafonnement des déficits reportés en avant connait toutefois une exception notoire en matière d’abandons de créance consentis à une société en difficulté.
Jusqu’à peu le quatrième alinéa du I de l’article 209 du CGI disposait que « la limite de 1 000 000 € [était] majorée du montant des abandons de créances consentis à une société en application d’un accord constaté ou homologué dans les conditions prévues à l’article L. 611-8 du Code de commerce ou dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire ouverte à son nom ». Ne précisant pas le bénéficiaire de la majoration du plafond d’imputation, la rédaction de cet alinéa laissait penser que la majoration pouvait s’appliquer aussi bien aux entreprises bénéficiaires de l’abandon de créance qu’aux entreprises ayant consenti cet abandon. L’administration fiscale a donc tenté dès avril 2013 de mettre un terme à cette incertitude en prévoyant que seules les entreprises bénéficiaires des abandons pouvaient se prévaloir de la majoration du plafond d’imputation[1]. L’opposabilité de la doctrine ne jouant qu’au profit du contribuable, c’est au législateur qu’il revenait de clarifier de manière définitive la situation. C’est désormais chose faite. En effet, à travers l’article 17 de la loi de finances pour 2017 (n° 2016-1917 du 29 décembre 2016), le législateur s’est rallié à la solution défendue par l’administration fiscale et a donc considéré que la majoration du plafond d’imputation est exclusivement réservée aux « sociétés auxquelles sont consentis des abandons de créances »[2]. Cette disposition s’applique aux exercices clos depuis le 31 décembre 2012 ; tous les contentieux en cours sont donc concernés.
Cet inconvénient relatif au plafonnement du report est toutefois tempéré par la possibilité de reporter indéfiniment le déficit sur les exercices suivants.
2. Un report illimité dans le temps
Le troisième alinéa du I de l’article 209 du CGI prévoit que la fraction du déficit qui n’a pas pu être « absorbée » par le bénéfice de l’exercice suivant est reportable dans les mêmes conditions sur les exercices suivants sans limitation de durée. Le report en avant est donc un dispositif très avantageux pour l’entreprise puisqu’il lui permet de reporter son déficit sur les bénéfices des exercices suivants et ce, jusqu’à la pleine résorption dudit déficit.
II. Le régime du report en arrière (« carry back »)
L’article 220 quinquies du CGI prévoit un régime optionnel de report en arrière ayant pour principal avantage de permettre la réalisation d’une économie d’impôt définitive.
1. Un report en arrière triplement limité
Le CGI encadre de manière très stricte le report en arrière. Ainsi l’article 220 quinquies du CGI prévoit dans un premier temps que l’option pour le report en arrière ne peut être exercée qu’au titre de l’exercice au cours duquel le déficit est constaté (dans les mêmes délais que ceux prévus pour le dépôt de la déclaration de résultat de l’exercice). Le carry back comprend également une limitation de durée et de montant. En effet, l’entreprise ne peut imputer le déficit constaté à la clôture d’un exercice que sur les bénéfices (non distribués) de l’année précédente et ce, à hauteur du montant le plus faible entre le bénéfice déclaré au titre de l’exercice précédent et un montant de 1 000 000 €. La fraction du déficit excédant ce montant est reportable en avant dans les conditions habituelles.
Introduit en 1985, le dispositif originel du carry back n’était pas aussi contraignant. Jusqu’en 2011 le report en arrière était très avantageux pour les sociétés soumises à l’IS puisqu’il leur permettait d’imputer le déficit constaté à la clôture d’un exercice sur les bénéfices des trois exercices précédents et ce, sans limitation de montant. Ce régime optionnel pouvait être exercé aussi bien pour les déficits constatés au cours de l’exercice que pour les déficits des exercices antérieurs encore reportables[3].
Toujours dans un souci de rendement budgétaire et de convergence avec le régime fiscal allemand (prévoyant à l’époque un report en arrière limité à un an et plafonné à 511 500 €), la 2ème loi de finances rectificative pour 2011 (n° 2011-1117 du 19 septembre 2011) a mis en place les trois limitations actuelles. Interprétant la loi du 19 septembre 2011, l’article 31 de la 4ème loi de finances rectificative pour 2011 (n° 2011-1978 du 28 décembre 2011) a complété l’article 2 de la loi précitée en précisant que la réforme du report en arrière concernait les déficits subis au titre des exercices clos à compter du 21 septembre 2011 mais également « les déficits restant à reporter à la clôture de l’exercice précédant le premier exercice clos à compter du 21 septembre », c’est-à-dire les déficits constatés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 19 septembre. Le Conseil constitutionnel s’est récemment prononcé sur le caractère rétroactif de ces dispositions par la décision n° 2016-604 QPC du 17 janvier 2017.
Saisi le 17 octobre 2016 par le Conseil d’État[4] d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Alinéa sur l’application dans le temps de la réforme du report en arrière, le Conseil constitutionnel a censuré ces dispositions en ce qu’elles méconnaissaient le principe de la garantie des droits issu de l’article 16 de la DDHC de 1789.
En l’espèce, la société Alinéa ayant opté, le 28 octobre 2011, pour le report de son déficit de 1 900 000 € au titre de l’exercice de 2010 sur le bénéfice de l’année 2007 se voyait refuser le mécanisme de carry back et ce, conformément aux nouvelles règles de report en arrière issues de la réforme entrée en vigueur le 21 septembre 2011. Le Conseil constitutionnel a donné raison aux prétentions de la société requérante et a ainsi censuré les dispositions en question. En effet, les Sages ont considéré que les dispositions contestées « portaient atteinte à des situations légalement acquises » « dans la mesure où elles remettaient en cause des créances dont le fait générateur était intervenu avant leur entrée en vigueur ». Cette censure emportant abrogation des dispositions contestées[5], la réforme du report en arrière n’a désormais plus de caractère rétroactif. Ainsi les déficits constatés avant le 21 septembre 2011 sont reportables dans les conditions du carry back d’avant-réforme.
Il convient toutefois de noter que la portée de la déclaration d’inconstitutionnalité se limite aux « instances introduites et non jugées définitivement à cette date ». Par cette formule, les juges de la rue Montpensier ont fermé la porte à toute nouvelle réclamation. La censure bénéficie donc exclusivement aux contribuables parties à une instance non encore jugée ainsi qu’aux contribuables ayant formé, avant le 17 janvier 2017, une réclamation à l’administration. (Étant entendu qu’une réclamation fiscale constitue une « instance ressortissant à la juridiction contentieuse[6] »).
2. Un report générant une créance sur le Trésor au profit de l’entreprise
L’imputation du déficit sur les bénéfices de l’exercice précédent fait naitre une créance sur le Trésor Public dont le montant correspond à l’excédent d’IS antérieurement versé. Enregistré comptablement mais n’étant pas imposable à l’IS, ce montant fait l’objet d’une déduction extra-comptable.
Cette créance de carry back peut être utilisée par l’entreprise pour le paiement de l’IS (acomptes, solde et rappels) au titre des exercices clos au cours des cinq années suivant celle de la clôture de l’exercice au titre duquel l’option a été exercée. En revanche, il est interdit à l’entreprise d’utiliser sa créance pour payer la contribution sociale sur l’IS[7], la contribution exceptionnelle sur l’IS[8] ou encore la contribution sur les revenus distribués[9].
Au terme de ce délai de 5 ans, l’entreprise peut demander le remboursement de la fraction de la créance non utilisée. Le législateur autorise exceptionnellement les entreprises soumises à une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire) à en demander le remboursement anticipé et ce, sous déduction d’un intérêt.
L’alinéa 5 du I de l’article 220 quinquies du CGI ne prévoit pas les modalités du remboursement de la créance. Par deux décisions en date du 9 mars 2016[10] le Conseil d’État a donc jugé que cette créance doit être spontanément remboursée par l’administration. Si l’administration ne s’acquitte pas de cette obligation, il appartient alors au contribuable d’en demander le remboursement, dans le délai de prescription quadriennale prévu par l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à a prescription des créances sur l’État. Le Conseil d’État met ainsi fin aux divergences des juges du fond. En effet, confortant la solution défendue par le tribunal administratif de Paris[11], il casse pour erreur de droit l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles[12] qui, confirmant deux jugements du TA de Montreuil, avait qualifié la demande de remboursement de « réclamation contentieuse » devant être présentée au plus tard le 31 décembre de la deuxième année suivant la date à laquelle la créance était devenue restituable[13].
À défaut d’être utilisée comme instrument de paiement de l’IS, la créance de carry back peut être mobilisée auprès d’un établissement de crédit. En effet, bien que la créance de carry back soit en principe inaliénable et incessible[14], le contribuable dispose de la faculté de céder sa créance à titre d’escompte ou de garantie à un établissement de crédit.
En conclusion, le mécanisme de report des déficits fiscaux est désormais exempt de toutes incertitudes. Chaque régime de report comporte ses propres avantages comme ses propres contraintes. C’est donc à l’entreprise qu’il reviendra d’examiner au mieux sa situation fiscale afin de choisir le report lui étant le plus optimal. Il convient toutefois de noter que l’entreprise déficitaire perdra le bénéfice du report en cas de cession ou de cessation au sens fiscal[15].
Ayant un impact considérable sur la compétitivité des pays européens, la question de la gestion des déficits est devenue un thème phare des projets d’harmonisation fiscale européenne.
En effet, dans le but de créer une concurrence fiscale plus équitable dans l’UE, le projet ACCIS, présenté en octobre 2016 par la Commission européenne, prévoit une règlementation commune en matière de report des déficits. Ainsi les déficits fiscaux pourraient être indéfiniment reportés en avant sans limitation de montant. Le projet ACCIS ne prévoit néanmoins pas de mécanisme de report en arrière.
En septembre dernier, l’ordre des experts-comptables a également fait une proposition de réforme et d’adaptation de la fiscalité européenne à travers un livre blanc intitulé « Accélérer la convergence fiscale européenne ». Il y propose l’instauration d’un régime commun en matière de report en avant et en arrière des déficits. Pour ce faire, l’OEC prévoit d’une part, une franchise de 1 000 000 € de déficits qui ne tomberaient pas en non-valeur en cas de changement d’activité, et d’autre part, un régime de report en arrière sans plafond d’imputation pour les PME. Il s’agirait là de règles communes ; chaque État membre resterait libre d’adopter on non de telles mesures.
[1] BOFiP-IS-DEF-10-30-§ 220-10/04/2013.
[2] Article 209,I-al. 4 du CGI.
[3] CE, 8e et 9e ss-sect., 30 juin 1997, n° 178742, SA Sectronic.
[4] CE, 8e et 3e ch. réunies, 13 octobre 2016, n° 401696.
[5] Article 62 de la Constitution.
[6] CE, ass., 31 octobre 1975, n° 97234.
[7] Article 235 ter ZC du CGI.
[8] Article 235 ter ZAA du CGI.
[9] Article 235 ter ZCA du CGI.
[10] CE, 9e et 10e SSR, 9 mars 2016, n° 385244, Société BFO et n° 385265, Société Fimipar.
[11] TA Paris, 1e sect. 1e ch., 21 octobre 2009, n° 05-19135, Sté Jet Multimedia Hosting : RJF 5/2010, nº 468 ; BDCF 5/2010, nº 54, concl. K. Weidenfeld.
[12] CAA Versailles, 3e ch., 8 juillet 2014, n° 11VE03849 et n° 13VE02399.
[13] Délai prévu par l’article R*196-1 du LPF.
[14] Article 220 quinquies du CGI ; Cass. com., 15 décembre 2009, n° 08-13.419.
[15] Article 221-5 du CGI (changement d’objet social ou de l’activité réelle).