Censure du Conseil constitutionnel sur le mécanisme du « Reporting fiscal pays par pays »
Le Conseil constitutionnel a, dans une décision n°2016-741 DC du 8 décembre 2016, sur saisine du Premier ministre, de soixante députés et sénateurs ainsi que du Président du Sénat, déclaré contraire à la Constitution sur le fondement de la liberté d’entreprendre, le mécanisme du « reporting pays par pays ».
L’article 137 de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite loi « Sapin 2 » prévoyait d’insérer dans le code de commerce un article L.225-102-4. Ce dernier instituait une obligation déclarative publique en matière d’impôt sur les bénéfices pour certaines sociétés dont le chiffre d’affaires consolidé excédait un seuil fixé à 750 millions d’euros.
Devaient ainsi être déclarées, dans un rapport annuel accessible gratuitement au public sur internet, pour chacun des États membres de l’Union européenne dans lesquels les sociétés exercent leur activité, les informations suivantes :
Le nombre de salariés
Le montant du chiffre d’affaires net
Le montant du résultat avant impôt sur les bénéfices
Le montant de l’impôt sur les bénéfices dû
Le montant de l’impôt acquitté accompagné d’une explication sur les discordances éventuelles avec le montant dû
Le montant des bénéfices non distribués.
Le Conseil constitutionnel reconnait au point 104 de sa décision que le Législateur a voulu, par l’instauration de ce mécanisme, poursuivre l’objectif à valeur constitutionnelle qu’est la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale.
Cependant, le Conseil constitutionnel constate que « l’obligation faite à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux pays par pays est de nature à permettre à l’ensemble des opérateurs qui interviennent sur les marchés où s’exercent ces activités, et en particulier à leurs concurrents, d’identifier des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale. Une telle obligation porte dès lors à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi ».
Le Conseil s’est attelé depuis les années 2000 à redonner à la liberté d’entreprendre un vrai pouvoir de protection. Minorée dans les années 90 notamment par la décision du 4 juillet 1989 où le Conseil a considéré que « la liberté d’entreprendre n’est ni générale, ni absolue ; qu’il est loisible au Législateur d’y apporté des limitations… ». Celle-ci retrouve son rang au sein des libertés grâce à la décision du 16 janvier 2001[1] sur la loi relative à l’archéologie préventive, constamment reprise depuis lors, où le juge constitutionnel déclare « qu’il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ».
Désormais, le Conseil constitutionnel assure un contrôle de proportionnalité dans l’atteinte faite à la liberté d’entreprendre.
En déclarant que le dispositif de l’article 137 de la loi Sapin 2 portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre, le Conseil s’inscrit dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure.
Le juge constitutionnel fait donc primer la liberté d’entreprendre sur l’objectif de lutte contre l’évasion fiscale. Certains s’insurgent déjà contre cette décision qui ne serait que politique. Cependant, force est de constater, que la liberté d’entreprendre découle de l’article 4 de la déclaration des droits de l’Homme de 1789, alors que l’objectif de lutte contre l’évasion fiscale n’est que l’émanation d’un principe prétorien[2]. Cette hiérarchisation semble donc juridiquement valable au regard de la valeur juridique des libertés et objectifs avancés.
Cette décision est néanmoins regrettable car elle inscrit la France dans le courant inverse du courant européen. Ce dernier allant vers toujours plus de transparence. Ce qui n’a pas été fait au niveau national pour être décidé au niveau supranational, la Commission européenne s’étant déjà prononcée en faveur d’une plus grande transparence dans une proposition de directive en date du 12 avril 2016[3].
Décision n°2016-741 DC du 8 décembre 2016
Sur l’article 137 :
Le paragraphe I de l’article 137 insère, dans le code de commerce, un article L. 225-102-4 qui impose à certaines sociétés dont le chiffre d’affaires consolidé excède un seuil fixé à 750 millions d’euros une obligation déclarative publique en matière d’impôt sur les bénéfices. Doivent ainsi être déclarés, dans un rapport annuel accessible gratuitement au public sur internet, pour chacun des États membres de l’Union européenne dans lesquels les sociétés exercent leur activité, le nombre de salariés, le montant du chiffre d’affaires net, le montant du résultat avant impôt sur les bénéfices, le montant de l’impôt sur les bénéfices dû, le montant de l’impôt acquitté accompagné d’une explication sur les discordances éventuelles avec le montant dû, et le montant des bénéfices non distribués. D’autres obligations déclaratives sont prévues pour les autres États dans lesquels les sociétés exercent leur activité. Le paragraphe II de l’article 137 procède à des coordinations au sein de l’article L. 223-26-1 du même code. Le paragraphe III de l’article 137 abroge les paragraphes III à V de l’article 7 de la loi du 26 juillet 2013 mentionnée ci-dessus qui prévoient l’introduction de déclarations d’activités publiques pays par pays pour certaines entreprises, qui ne sont pas en vigueur. Le paragraphe IV de l’article 137 fixe les modalités d’entrée en vigueur de ses paragraphes I à III. Le paragraphe V prévoit un abaissement progressif du seuil de chiffre d’affaires retenu pour l’assujettissement à l’obligation déclarative publique. Le paragraphe VI de l’article 137 est relatif à la remise par le Gouvernement au Parlement d’un rapport d’évaluation.
Les sénateurs et les députés requérants soutiennent que les dispositions de l’article L. 225-102-4 du code de commerce méconnaissent la liberté d’entreprendre dès lors qu’elles contraignent les sociétés françaises à divulguer au public des informations de nature à révéler leur stratégie commerciale. Les sénateurs requérants soutiennent également que l’obligation ainsi instituée fait peser sur les sociétés qui y sont soumises une charge excessive contraire au principe d’égalité devant les charges publiques.
En instituant l’article L. 225-102-4 du code de commerce, le législateur a entendu, par une mesure de transparence, éviter la délocalisation des bases taxables afin de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales. Il a ainsi poursuivi un objectif de valeur constitutionnelle.
Toutefois, l’obligation faite à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux correspondant à leur activité pays par pays, est de nature à permettre à l’ensemble des opérateurs qui interviennent sur les marchés où s’exercent ces activités, et en particulier à leurs concurrents, d’identifier des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale. Une telle obligation porte dès lors à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre grief, le paragraphe I de l’article 137 de la loi déférée est contraire à la Constitution.
[1] Décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001
[2] Décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, point 52
[3] COM (2016) 198 final, DIRECTIVE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur les bénéfices.